Les Entrevues du Nomade #1
Une conversation avec Patrick Lacroix: Historien, auteur et chercheur sur l'héritage Canadien-Français aux États-Unis.
C’est avec un énorme plaisir que je vous présente cette première édition d’une nouveauté au blogue : Les Entrevues du Nomade
Dans la foulée de ma série d'articles depuis 2021, explorant les expériences historiques qui ont forgé les traits socio-culturels des Canadiens-Français, et plus récemment ma série en anglais The Quiet Exodus de fin 2022, j'ai approché l'auteur de Tout nous serait possible afin de poursuivre notre éclairage sur cette facette de l'histoire du Québec, y compris au-delà de ses frontières.
Outre la publication de ce livre sur l’histoire politique des Franco-Américains entre 1874 et 1945, Patrick Lacroix (Ph.D - University of New Hampshire) s’est également intéressé à l’histoire religieuse des États-Unis, à l’activisme religieux et à son rôle dans les restructurations politiques du 20e siècle. Il a d’ailleurs publié un livre sur le sujet intitulé John F. Kennedy and the Politics of Faith paru à l’University Press of Kansas.
Originaire du Québec, Patrick Lacroix s’intéresse depuis toujours aux liens entre les histoires nationales canadiennes et américaines ainsi que de l’impact des migrations de populations entre les deux pays voisins. Notons qu’il a également des expériences comme enseignant dans plusieurs institutions post secondaires du New Hampshire, du Québec et de la Nouvelle-Écosse.
Ses recherches sur l'histoire passionnante des Franco-Américains se sont révélées d'une grande utilité à tous les historiens (amateurs ou professionnels), des deux côtés de la frontière. L'exode massif de nombreux Canadiens-Français dans les décennies suivant l'après guerre civile américaine jusqu’au début du 20e siècle, cette « grande saignée » démographique comme plusieurs observateurs ont qualifié la période, a eu des répercussions importantes tant au Québec qu'en Nouvelle-Angleterre.
Ce qui est surprenant de mon Québec natal, est que cette histoire a rarement (voire jamais) été évoquée dans les cursus scolaires, les médias ou même au sein des familles.
Ce n’est que récemment que j’ai été exposé à toute l’ampleur de cet exode des Canadiens-Français. Bien sûr, de nombreux Québécois connaissent des histoires partielles de ce mouvement d'émigration, mais peu sont conscients à ce jour de l'importance de ce transfert de population et surtout de l'impact que nos ancêtres ont eu sur le tissu social des nombreuses villes industrielles de la Nouvelle-Angleterre et de leur intégration graduelle dans la vie démocratique américaine.
Pour en apprendre davantage, Patrick Lacroix a gracieusement accepté de répondre à certaines de mes questions concernant ce sujet.
Tout d’abord Patrick, merci encore d'avoir accepté cette invitation. La lecture récente de Tout nous serait possible a quelque peu modifié mon regard sur l’impact de mes ancêtres sur la société américaine et je m’interroge sur les répercussions que cette période effervescente pourraient encore avoir sur la psyché québécoise et sa relation parfois ambivalente avec son voisin du sud.
TNH: Vous évoquez dans le livre le lien persistant, surtout au cours du 19e siècle, entre les nouveaux Franco-Américains et leur terre d’origine. Ce lien culturel fort expliquerait en partie le chemin ardu menant à la naturalisation et à une pleine citoyenneté américaine des Canadiens-Français. De ce fait, l’impact et l’implication de cette communauté dans le processus politique de leur terre d’accueil en fut ralenti.
Vous écrivez:
“ Malgré les efforts des élites franco-américaines, la classe ouvrière était encouragée à garder un pied au nord de la frontière. Du Québec leur venait un discours de rapatriement et de colonisation; on continuait à se rapatrier quelques semaines à l’été et parfois au cours des Fêtes pour voir parents et amis.”
Dans ce contexte, est-ce que les Canadiens-Français auraient simplement amené une culture politique déjà peu développée dans leur terre d’origine ou est-ce plutôt les particularités liées à leur exil qui a influencé davantage leur cheminement politique?
Patrick Lacroix: Je ne suis pas persuadé du sous-développement de la culture politique du Bas-Canada (ou, plus tard, du Québec) par rapport aux sociétés voisines. Nous devons toutefois reconnaître qu’à cette époque, comme aujourd’hui, la politique se fait différemment de part et d’autre de la frontière, qu’il soit question des institutions, des processus électoraux, des acteurs ou encore des enjeux présentés à l’électorat.
L’implication politique est loin d’être une préoccupation des migrants qui—pour la plupart pauvres—se déplacent pour des raisons économiques. L’obtention de la citoyenneté n’exige que très peu d’eux. On doit demeurer dans tel ou tel état pendant cinq ans et signaler son intention à l’avance. Mais, s’il souhaite réellement participer aux affaires publiques des États-Unis, l’émigrant moyen doit connaître l’anglais, situer son propre vécu dans le contexte des enjeux du pays d’accueil, puis croire que son avenir gît effectivement au sud de la frontière. Ajoutons qu’à cette époque les gouvernements sont beaucoup moins présents dans le quotidien des gens et tout ce qui est politique peut sembler bien loin des réalités des communautés (im)migrantes.
Le premier grand courant politique à circuler chez les migrants vise l’annexion du Canada par les États-Unis. Ce courant, qui atteint son apogée en 1850, exprime les déceptions économiques et politiques qui ont mené à l’exil. L’annexionnisme est déjà en perte de vitesse à l’automne 1850, or, le mouvement annonce l’orientation politique des migrants jusqu’à la fin du siècle : on réagit à ce qui se produit dans le pays qu’on connaît le mieux et, afin de mieux comprendre la politique étatsunienne, on tente d’établir un rapport à ce qui se produit au Canada. Dans les années 1880 et 1890, le médecin Louis Martel de Lewiston cherchera à gagner ses compatriotes naturalisés au Parti démocrate en leur expliquant que le Parti républicain partage les valeurs orangistes qu’on retrouve chez les Conservateurs du Canada.
Ce n’est véritablement qu’avec la première génération de Canadiens nés en sol étatsunien—Franco-Américains à part entière—que cette communauté minoritaire découvre sa pleine force politique. C’est en partie parce que ces jeunes gens n’ont jamais connu d’autre univers politique.
TNH: Dans la culture politique contemporaine du Québec, on sent qu’il existe encore un certain sentiment anti-américain lorsqu’il est question de comparer la culture socio-politique des deux pays par exemple.
Je me questionne à savoir si le traitement réservé aux Franco-Américains dans les premières décennies qui ont suivi leur arrivée massive en Nouvelle-Angleterre (crainte d'une influence trop importante de l'Église catholique en sol américain par exemple) pourrait expliquer ce sentiment persistant encore aujourd'hui dans la culture populaire? Peut-être la douleur inconsciente du peuple d'avoir perdu autant de gens au profit des États-Unis? Ou est-ce que vous voyez d'autres facteurs historiques qui m'échappent?
Patrick Lacroix: À mon avis, cette antipathie se porte autant envers le Canada anglais qu’envers les États-Unis, et donc je ne suis pas certain que l’accueil défavorable des familles canadiennes-françaises y soit pour quelque chose. Or, le discours anti-américain a effectivement une longue histoire au Québec. Les migrants ne pouvaient y échapper à l’époque de la grande saignée : selon l’élite clérico-nationaliste, la République était un lieu de dissolution morale et culturelle (le «cimetière de la race» disait Lionel Groulx). Les leaders québécois craignaient d’ailleurs la diminution du poids démographique des francophones au sein de la Confédération. L’anti-américanisme faisait partie de l’outillage idéologique d’une classe religieuse et politique dont les craintes étaient, somme toute, légitimes. Or, ces attaques se sont souvent produites sur le dos de gens qui ne cherchaient qu’à subvenir à leurs besoins.
Ce discours a repris vigueur dans les années 1960 et 1970 en raison du virage social-démocratique du Québec et l’impression d’un clivage politique croissant entre la province et les États-Unis. Mais je dis bien politique, puisque ces différences ne semblent pas avoir dissuadé les touristes québécois, qui continuent de traverser la frontière par centaines de milliers chaque été—et c’est sans compter les «snowbirds», puis les étudiants et les professionnels qui profitent des opportunités que nous présentent le pays voisin. Que ce soit à Old Orchard, à Virginia Beach ou en Floride, ou encore dans les universités étatsuniennes, les Québécoises et les Québécois sont généralement bien reçus. L’écart politique ne semble pas être déterminant. Il faudrait peut-être voir si les gens qui ressentent cet anti-américanisme le plus intensément sont précisément celles et ceux qui n’ont pas de rapport personnel aux États-Unis ou qui n’y ont séjourné que rarement.
TNH: Contrairement à d'autres communautés immigrantes aux États-Unis comme les Irlandais et les Italiens qui ont conservé un certain lien avec les compatriotes de leur pays d'origine, il est fascinant de constater que les liens du Québec avec les descendants de la diaspora canadienne-française sont quasi inexistants aujourd'hui.
Est-ce que le manque de cohésion politique en tant que communauté ethnique, tel que décrit dans votre livre, serait un facteur contributif selon vous ? Suite aux succès politiques graduels des Franco-Américains à plusieurs échelons de la vie politique américaine et ce, pour différents partis politiques, l'appartenance ethnique se serait-elle effritée plus rapidement que d'autres groupes ?
Patrick Lacroix: Le rapport à l’Irlande est surtout affectif; les familles italo-américaines qui conservent un rapport personnel et familial à la vieille patrie sont généralement celles qui ont immigré après la Deuxième Guerre mondiale, un passé encore récent. Rares sont les groupes ethniques ayant immigré aux États-Unis à la fin du dix-neuvième siècle qui vivent toujours ce type de rapport personnel. À cet égard, la population franco-américaine est « normale » dans la distance affective qu’elle a prise, sans peut-être le vouloir, au Québec. Avouons que la proximité géographique du Québec a pu créer un cas assez exceptionnel—comparable aux réalités de la population mexicaine dans le sud-ouest des États-Unis. Cette proximité a nourri les rêves d’une élite franco-américaine dévouée à l’idéologie de survivance et à l’idée d’une identité nationale transcendant les frontières politiques.
Les chercheurs et chercheuses en histoire franco-américaine étudient depuis longtemps l’évolution de cette identité et l’ultime scission entre les « Francos » et le pays ancestral. À ce sujet, nous pourrions discuter de politiques xénophobes et d’épisodes de discrimination ainsi que de l’attrait de la culture dominante des États-Unis, en commençant par les sports et le cinéma. Or, force est de reconnaître que dans certaines familles, le Canada devient une chose abstraite, nébuleuse dès la deuxième génération. Les jeunes ne peuvent s’imaginer un avenir dans ce pays étranger—le pays de leurs parents. J’ajoute, en passant, que ce ne sont pas seulement les « Francos » qui ont peu à peu tourné le dos à leurs cousins et cousines d’outre-frontière. En se donnant pleinement au néonationalisme au milieu du vingtième siècle, le Québec s’est rapidement désintéressé des communautés francophones minoritaires ailleurs au Canada et aux États-Unis.
Il nous faudra des études plus approfondies pour mieux cerner le rôle du politique dans l’érosion de l’identité canadienne-française aux États-Unis. Cause ou conséquence? Je ne suis pas tout à fait prêt à me prononcer. Pour l’instant, je dirais symptôme. Les fractures partisanes reflètent une américanisation naturelle : on s’adapte et on en vient à voter selon des intérêts socioéconomiques divergents. Mais ces divisions, bien présentes au début du vingtième siècle, ne semblent en rien miner le réseau institutionnel de la survivance qui, lui, paraît beaucoup plus fondamental dans le maintien d’une identité distincte et d’un rapport au Québec.
TNH: Ces dernières années, j'ai remarqué que de nombreux Franco-Américains semblent avoir un intérêt renouvelé pour leurs origines, même si la plupart d'entre eux ne parlent plus ou très peu le français. De nouveaux podcasts ont même été créés, les associations semblent être plus dynamiques et certains chercheurs aux États-Unis écrivent plus délibérément sur cette communauté.
Comment expliquez-vous cet intérêt renouvelé récent et où voyez-vous ce mouvement dans les décennies à venir ?
Patrick Lacroix: Le monde franco-américain vit de tels cycle de renouveau depuis plusieurs générations. Je pense notamment à ce qui s’est produit dans les années 1970 avec la fondation de nouveaux organismes et l’engouement créé par le mouvement indépendantiste québécois. Aujourd’hui comme alors, les jeunes se questionnent; ils cherchent à réinterpréter la culture de leurs parents et de leurs grands-parents et à l’adapter aux réalités du vingt-et-unième siècle. Comme on le fait depuis toujours, on adapte la mémoire historique et les traditions aux conditions du présent—signes d’une culture qui est effectivement vivante.
J’ai de la difficulté à expliquer le « timing » de ce renouveau, mais, dans cet univers restreint et intime qu’on appelle Franco-Amérique, il n’en faut parfois que de quelques conversations pour qu’un véritable mouvement se mette en marche. Une invitation peut mener loin. Le New Hampshire PoutineFest, événement annuel depuis 2016, a encouragé des milliers de gens à s’intéresser à la culture franco-américaine et au rapport entre la Nouvelle-Angleterre et le Québec. Le colloque « Franco Connexions » organisé à Burlington en 2017 a réuni des gens des deux côtés de la frontière, dont des personnalités politiques, afin de discuter du passé, du présent et de l’avenir de ce rapport bilatéral. D’importants ouvrages ont depuis paru et réouvert un espace public où on discute d’affaires communes. Tel aussi a été l’effet des nouvelles technologies—les balados et le « geocaching », par exemple. Il y a bien sûr Zoom, grâce auquel plus de cent personnes ont pu s’inscrire à la série de conférences annuelle des Archives acadiennes. Un blogue sans grande ambition tel que le mien peut aisément enregistrer dix milles points de contact en une année. Les vieilles communautés ont disparu, mais on a su s’adapter, se rejoindre, et se réunir de manière différente.
Je ne saurais dire ce qui attend la culture franco-américaine du Nord-Est dans les années à venir. Y aura-t-il un essoufflement? Cette renaissance fera-t-elle boule de neige? Nous ne recréerons jamais la vie franco-américaine telle qu’elle était il y a un siècle. Ce qui viendra sera nécessairement plus modeste—mais non moins dynamique. Je me permets d’espérer, puisqu’il y a une belle cohorte de jeunes gens très motivés qui s’investissent et qui contribuent leurs talents à la cause : Timothy Beaulieu, Claire-Marie Brisson, Mike Campbell, Mélody Desjardins, Camden Martin, Jesse Martineau, Timothy St. Pierre, et j’en passe plusieurs. Avec de tels individus en selle, j’ose croire que tout est effectivement possible.
En espérant que cet entretien avec l’historien Patrick Lacroix vous a plu et qu’il aura susciter une curiosité nouvelle envers ce pan de l’histoire de la francophonie nord-américaine trop souvent méconnu.
Pour participer à la conversation, utilisez le bouton ci-dessous pour y laisser votre commentaire.
De plus, sachez qu’il est possible de suivre les travaux de Patrick sur son blogue Query The Past ainsi que sur sa page X (Twitter).
À la prochaine !
Patrick, en regardant le Québécois moyen lâche, paresseux, peureux, obéissant, Est-ce que tu crois que les Québécois courageux se sont expatriés au 18e siecle?
C'est ma théorie qui expliquerait comment le Québec est devenu une masse de moutons.
Un entretien très intéressant qui nous incite à réfléchir sur le passé ainsi que sur le futur des jeunes franco-américains versus nos jeunes québécois de souche.