Les Entrevues du Nomade #2
Une conversation avec Marc Pomerleau: Enseignant-chercheur en langues, linguistique et traduction
Dans un contexte à nouveau tendu quant aux relations linguistiques au Québec, le moment est plutôt opportun de vous présenter cet entretien éclairant sur la relation entre les langues (et plus particulièrement la traduction) et son influence sur la politique.
Depuis l’introduction de la loi 96 en mai 2022 par le gouvernement de la Coalition Avenir Québec, la société civile québécoise est de nouveau plongée dans l’éternel débat concernant les mesures idéales à mettre en place pour assurer la pérennité du français sur son territoire à long terme. L’introduction de ces nouvelles mesures a sans surprise déclenchée une série de réactions, notamment de la part des institutions d’enseignement post-secondaire de langue anglaise.
Ce conflit n’est que le dernier en date d’une longue série dans l’histoire du Québec et du Canada.
Contrairement à la croyance populaire, le Canada, avec ses deux langues officielles, ne fait pas bande à part et a depuis toujours eu une relation complexe avec les langues utilisées sur son territoire, tout comme de nombreuses communautés politiques dans le monde.
Les différents régimes politiques qui ont contrôlés le territoire nord-américain depuis le début du 17e siècle ont dû composé avec une pluralité de langues. Des langues autochtones et française du début de la Nouvelle-France, jusqu’à l’anglais bien entendu ainsi qu’une multitude d’autres langues en lien avec les vagues d’immigrations successives des siècles suivants.
“ L’Amérique du Nord du 17e siècle comptait près de 200 langues, dont 55 étaient parlées au Canada. Chacune évoluait librement, variant prononciation et vocabulaire.
(…)
Pour agir en tant qu’intermédiaire culturel entre deux civilisations si différentes, les truchements français durent s’adapter au type de relations qu’entretenaient déjà entre eux les Autochtones. Cette adaptation exigeait le respect des traditions politiques et commerciales, la compréhension des tempéraments et la reconnaissance d’autres systèmes de valeurs.”1
Marco Wingender, Libre-Media
Des truchements2 du 17e siècle aux traducteurs professionnels de l’époque moderne, l’utilisation des langues au Canada a donc forcément une certaine dimension politique et influence à sa façon le cours de l’histoire.
Question d’apporter un regard différent sur le débat linguistique en général, je vous présente donc notre 2e invité dans la série “Entrevues du Nomade”.
Originaire de Montréal, Marc Pomerleau se penche depuis longtemps sur l’intersection entre l’histoire, les langues et le pouvoir politique. Polyglotte depuis toujours et amoureux des langues latines comme l’espagnol, le catalan et le portugais, Marc obtient son Ph.D en traductologie de l’Université de Montréal en 2017 alors qu’il s’intéresse plus particulièrement au rôle de la traduction dans le mouvement indépendantiste catalan. En contraste avec le mouvement souverainiste québécois, la Catalogne a depuis longtemps fait le choix de traduire ses communications officielles afin de relayer leur message aux autres communautés linguistiques du territoire ainsi qu’aux autres nations d’Europe.
Récemment, celui-ci s’est également penché en profondeur sur les choix linguistiques historiques des affiches électorales québécoises. Ce qui en ressort est que l’utilisation des langues sur les affiches électorales est essentiellement en phase avec les convictions politiques de chaque parti.
À une extrémité, l’utilisation unique du français par le parti historiquement indépendantiste du Québec et de l’autre, un bilinguisme assumé de la part du Canadian Party of Québec et dans une moindre mesure, le Parti Libéral du Québec.
Merci Marc de te prêter au jeu et d'avoir accepté ma proposition.
TNH: Ton étude linguistique sur les affiches utilisées dans les campagnes électorales québécoises semble indiquer que l’utilisation des langues dans ce contexte au Québec s’aligne parfaitement avec les convictions politiques des différents partis politiques.
Ainsi, la position ferme d’une formation politique nationaliste comme le Parti Québécois de n’utiliser que le français dans ses communications officielles ne risque-t-elle pas d’aliéner sur le long terme une partie non négligeable et grandissante de l’électorat (10-15%, voire beaucoup plus dans les décennies à venir) ?
Marc Pomerleau: Le Parti Québécois n’a jamais été particulièrement populaire chez les non-francophones. Est-ce que le fait de ne jamais utiliser l’anglais ou d’autres langues est en cause? C’est possible, mais ce n’est évidemment pas le seul paramètre à prendre en compte. En principe, les gens votent pour un parti en fonction de son programme, mais force est d’admettre que bien des éléments peuvent influencer l’électorat, dont le charisme du chef, le candidat ou la candidate locale, le vote « stratégique » et, comme je l’avance, la ou les langues utilisées par le parti et les candidats pour communiquer avec la population.
J’ai toujours trouvé étonnant que dans un endroit où le discours sur la langue fait partie intégrante de la vie des partis, on ne se soit à peu près jamais intéressé à l’usage concret qu’en font les partis au quotidien. Mes travaux sur la langue utilisée dans les affiches et d’autres supports mettent en lumière ces pratiques. Et force est de constater que les partis qui ne communiquent qu’en français sont aussi les partis qui obtiennent le moins d’appui chez les non-francophones. Cela ne veut pas dire qu’il existe un lien direct entre les pratiques linguistiques des différents partis et le niveau d’appui qu’ils obtiennent auprès des diverses communautés linguistiques, mais j’observe quand même une certaine tendance.
TNH: Dans ton article d’octobre 2020 intitulé “L’indépendantisme catalan en mode multilingue”, tu écris:
“Le respect des langues d’origine peut se manifester par la traduction de projets politiques comme l’indépendance, et ce respect, comme en témoignent l’expérience catalane et les études sur la consommation, ne peut qu’avoir des répercussions positives sur l’adhésion au produit ou au projet proposé.” 3
Marc Pomerleau
Le contraste entre l’approche linguistique catalane et la position historique du mouvement indépendantiste québécois saute aux yeux. Pour les nationalistes québécois, l’utilisation d’une langue autre que le français (surtout l’anglais) dans ses communications serait interprété comme une forme de soumission face au colonisateur historique anglais auprès d’une partie de l’électorat francophone.
Quelles distinctions entre l’histoire de la Catalogne et celle du Québec pourraient expliquer leur niveau d’aisance et de confort dans l’utilisation de plusieurs langues et la traduction dans le cadre du mouvement indépendantiste ? Pourquoi la traduction de leur projet en plusieurs langues ne déclenche pas une charge émotionnelle auprès des Catalans comme ce serait sans doute le cas auprès des Québécois ?
Marc Pomerleau: Je ne sais pas si on peut dire que les Catalans sont intrinsèquement plus tolérants à la diversité linguistique que les Québécois. Le contexte historico-linguistique a été fort différent et les résultats le sont tout autant. Au cours du XXe siècle, la Catalogne a subi deux dictatures dont les conséquences ont été désastreuses pour la langue catalane; qui plus est, la Catalogne est devenue la terre d’accueil de centaines de milliers d’Espagnols, notamment de Murcie et d’Andalousie, qui ne parlaient généralement que le castillan. Le catalan a donc fini par devenir la langue maternelle d’une minorité en Catalogne, en particulier dans les villes. Il serait donc pratiquement impossible de gagner une élection ou un référendum en ne communiquant qu’en catalan avec la population. Ceci dit, entre autres parce que leur langue a été interdite et parce qu’il s’agit d’une langue minorisée, les Catalans ont développé une sensibilité à la diversité linguistique. On trouve d’ailleurs en Catalogne de nombreux organismes dévoués à la protection de la diversité linguistique, en particulier des langues minoritaires.
TNH: Le Québec est-il destiné à adopter une approche similaire à la Catalogne dans un contexte de multiplication des langues parlées sur son territoire et pour éviter davantage de fragmentation sociale ? Ou allons-nous plutôt assister à une partition géographique symbolique (ou réelle) nous menant vers l’équivalent d’un cité-état montréalaise aux milles langues et accents versus un territoire intérieur plus homogène sur le plan culturel et linguistique ?
Marc Pomerleau: Je ne sais pas si le Québec est destiné à adopter une telle approche, mais je pense que davantage d’ouverture au multilinguisme serait bénéfique parce que les locuteurs de langues autres que le français en seraient reconnaissants envers la société québécoise. Je dis bien « multilinguisme » et non « bilinguisme » parce que le bilinguisme suppose l’égalité entre le français et l’anglais, ce qui serait désastreux pour le français à long terme en raison du pouvoir d’attraction de l’anglais.
Je penche plutôt pour une pratique qui va dans le sens de ce que préconise la Charte de la langue française pour l’affichage, soit la nette prédominance du français. Bref, je pense qu’il est absolument nécessaire que le français soit la seule langue officielle du Québec, que le français soit la langue par défaut du gouvernement, de l’école, des services, etc. Toutefois, je pense qu’on gagnerait, dans certains contextes, à s’adresser aux non-francophones dans leur langue. Pour revenir aux partis politiques, imaginez simplement que vous habitez dans un pays étranger et qu’un parti vous courtise en français. Vous n’allez peut-être pas voter pour ce parti, mais vous allez, à tout le moins, l’écouter. Il n’y a rien comme la langue maternelle.
Pour ce qui est de la différence entre Montréal, aux identités multiples, et le reste du Québec, plus homogène, ce n’est pas très différent de ce qu’on constate ailleurs. Les grandes villes comme New York, Paris et Londres, par exemple, sont aussi des îlots multilingues et multiculturels qui votent bien souvent différemment du reste du pays. La principale différence entre ces endroits et Montréal, ce n’est pas tant le multilinguisme que la présence d’une deuxième langue forte qui est, de surcroit, la langue avec le plus grand pouvoir d’attraction au monde.
TNH: Question d’ordre plus générale sur le métier de traducteur et du monde de la traduction dans son ensemble.
À ton avis, avec l’avènement de l’intelligence artificielle et des outils de plus en plus performants pour la traduction de textes, quelle avenir doit-on envisager pour cette discipline ? Est-ce que les nouveaux outils de type Chat-GPT sauront déceler l’interprétation particulière et les nuances d’un sujet pour ainsi éviter d’en corrompre le sens original et unique de l’auteur ?
Marc Pomerleau: Bien des gens pensent que le débat autour de la traduction automatique est nouveau alors que les experts du domaine y sont confrontés depuis des décennies. Il est vrai que les outils ont évolué très rapidement depuis quelques années et que l’intelligence artificielle est de plus en plus « intelligente », mais les avancées technologiques ont une incidence dans tous les domaines. Les langagiers professionnels n’ont d’autre choix que de s’adapter, tout comme on le fait dans d’autres secteurs lorsqu’apparaissent de nouvelles machines, de nouveaux robots, de nouveaux logiciels, etc. J’utilise au besoin des outils d’aide à la traduction ou d’intelligence artificielle. Le produit n’est jamais à 100 % satisfaisant parce que ces outils ne comprennent pas toutes les subtilités de la langue, le contexte, le besoin particulier du client, etc. Le principal problème, c’est l’utilisation qu’en font certaines personnes qui ne font que passer un texte ou des commandes dans la machine et voient le résultat comme un produit fini. Ce n’est jamais le cas.
Pour plus d’informations sur notre invité, je vous invite à consulter son site web mpom.
Et si vous souhaitez participer à la conversation ou simplement manifester votre appréciation, utilisez les boutons prévus à cet effet au début ou à la fin du présent texte.
À la prochaine !
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https://libre-media.com/articles/trois-rivieres-et-les-truchements-de-champlain
Interprète ou fait de servir d'intermédiaire entre deux ou plusieurs interlocuteurs. Nom que l’on donnait aux premiers traducteurs à l’époque de la Nouvelle-France. Ceux-ci étaient bien souvent coureurs des bois.